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- Bernard Bruyère, entre Chatou et la Vallée des Rois
par Thomas Lebée,
Chargé de cours à l'École du Louvre et au Centre d'Étude d'Histoire de l'Art
Documentaliste scientifique au musée du Louvre
2021 marque l’anniversaire de la disparition d’un illustre Catovien, l’égyptologue Bernard Bruyère (Besançon, 10 novembre 1879 – Saint-Germain-en-Laye, 4 décembre 1971). C’est l’occasion de revenir sur le parcours de ce savant discret, qui a marqué de son empreinte l’un des sites majeurs de l’antiquité pharaonique.
Jeunesse et formation
Bernard Bruyère naît en 1879 à Besançon, dans un milieu militaire affirmé : son père est capitaine d’infanterie, les témoins venus déclarer sa naissance à l’état civil sont deux officiers, et deux de ses frères furent saint-cyriens. Aussi est-il tout naturel qu’il ait lui-même tenté à son tour de rejoindre Saint-Cyr. Il ne put toutefois être reçu au concours d’entrée, mais cet échec personnel n’aurait pu avoir de meilleures conséquences pour l’archéologie.
La famille Bruyère s’installe à Chatou avant même son service militaire (1902-1903). Bernard Bruyère enseigne ensuite l’histoire dans une école libre de Saint-Germain-en-Laye, le dessin et la peinture à Chatou ; on lui connaît alors des voyages en Italie, en Grèce, et même, en 1910 en Égypte… peut-être pour lui une nouvelle vocation ? C’est en effet dans les années qui suivent qu’il semble s’être activement engagé dans la voie de l’égyptologie : il assiste aux cours de Bénédite à l’École du Louvre, ainsi qu’aux conférences de philologie et d’antiquités égyptiennes à l’École pratique des hautes études de 1912 à 1914, où il se fait remarquer par son application. Il y fréquente notamment un autre étudiant, plus avancé dans son cursus mais plus jeune que lui de six ans, Fernand Bisson de la Roque, qui sera un de ses principaux collègues en Égypte.
Des tranchées aux chantiers de fouille
Bruyère est évidemment mobilisé en août 1914 ; il rejoint l’infanterie comme sergent et se porte volontaire pour être affecté au front. Au cours des mois qui suivent, il reçoit trois citations à l’ordre du jour, dont deux à celui de l’armée, pour des actions d’éclat (« A entraîné avec beaucoup d’entrain sa section à l’assaut des tranchées ennemies pendant les combats des 24 et 25 février 1915. S’est engagé seul jusqu’au réseau des fils de fer ennemis pour les détruire. » ; « Excellent officier. S’est montré d’une bravoure exemplaire au combat du 25 septembre 1915, entraînant sa section dans les lignes ennemies et se défend jusqu’à ce qu’il fut grièvement blessé [sic]. S’est déjà signalé par son courage et son sang froid. »). Durant cette période, il participe à certaines des opérations les plus difficiles du conflit : les combats de la Somme, du Chemin des Dames ou de Champagne.
Le 25 septembre 1915, il est porté disparu au combat d’Aubérive-sur-Suippe, blessé grièvement par une grenade et « pris par l’ennemi ». Il reste ensuite prisonnier de guerre jusqu’à la fin du conflit, partageant la captivité du futur général de Gaulle et réalisant plusieurs tentatives d’évasion qui lui causent des changements de lieu de détention multiples et quelques séjours en camps de répression.
Rapatrié en décembre 1918, démobilisé en 1919, Bruyère est reçu chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur en 1920 et semble alors se concentrer sur ses intérêts archéologiques : entre 1920 et 1921, il anime plusieurs visites-conférences autour des collections égyptiennes du musée du Louvre, sur « Pharaon et son peuple », « Le panthéon égyptien », « La cité égyptienne » ou encore « Les arts industriels en Égypte ». Sa nouvelle carrière prend son véritable départ en 1921, à son admission comme pensionnaire de l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO) au Caire.
Cette institution accueillait depuis la fin du XIXe siècle les égyptologues français en herbe, afin de leur offrir un centre d’étude où ils puissent travailler, tout en leur procurant une expérience de terrain (et laquelle !) en les affectant aux chantiers ouverts par l’Institut dans la vallée du Nil. Bruyère y retrouve d’ailleurs son ancien condisciple Bisson de la Roque. Dès son arrivée, il est chargé de participer aux fouilles de Deir el-Médinah, près de Louqsor, dans l’antique Thébaïde.
Deir el-Médinah, village des fossoyeurs royaux
C’est précisément au début des années 1920 que l’IFAO commence à fouiller ce site prestigieux qui n’avait été que dégagé superficiellement. Deir el-Médinah se trouve à mi-chemin entre le Nil et la Vallée des Rois : il s’agit du village des artisans chargés d’aménager les tombes pharaoniques au Nouvel Empire, entre 1500 et 1000 avant notre ère. Pendant des générations, les meilleurs artisans du royaume s’y sont succédé pour préparer les demeures d’éternité des Thoutmosis et des Ramsès.
Le village ayant été abandonné dès l’Antiquité, c’est un véritable gisement archéologique, l’un des rares exemples connus alors de site habité à l’époque pharaonique. Les tombes des artisans se regroupent aussi autour de leurs anciens foyers, et forment une nécropole sans égal, où de simples particuliers mettaient en œuvre, pour eux-mêmes et leurs voisins, les mêmes talents qu’ils employaient pour les tombes royales.
Années après années, Bruyère dégage le village et ses tombes dont il dirige les fouilles. Il devient l’un des meilleurs spécialistes de ce site exceptionnel, et publie chaque année un rapport détaillé sur ses travaux. Ses carnets de fouilles méticuleusement tenus comptent parmi les richesses documentaires de l’IFAO ; ils ont été numérisés et sont librement consultables en ligne.
M. et Mme Bruyère, et leurs amis
En dépit de ces labeurs écrasants, Bruyère connaît des moments heureux et plus intimes. Il rencontre ainsi Mlle Françoise Demartres, la nièce du directeur de l’IFAO Pierre Jouguet. Tous deux se marient à Nanterre le 21 juillet 1930, et s’installent à Deir el-Médinah. Le ménage y connaît des conditions de vie spartiates, dans une baraque construite en marge du village et réduite à quelques chambres destinées à la poignée d’archéologues qui veillaient sur le site, à l’ombre du drapeau tricolore. Françoise Bruyère a laissé un souvenir marqué dans la région, où elle s’était activement intégrée à la vie locale, avait appris l’arabe et tenu un dispensaire dans les villages avoisinants.
Pendant les années 30, la famille Bruyère partage sa vie pendant les saisons de fouille avec les amis qui fréquentent le site depuis la décennie précédente, comme les attachés étrangers de l’IFAO Jaroslav Černy, tchèque, et le Suisse Nagel ; une jeune pensionnaire de l’IFAO, Christiane Desroche y séjourne quelques temps. Un autre voisin notable, de l’autre côté de la montagne, était un certain Howard Carter, à qui il paraîtrait que c’est Bernard Bruyère qui aurait soufflé l’idée de fouiller à proximité de la tombe de Ramsès VI, l’emplacement de la dernière demeure de Toutânkhamon…
Mais la carrière archéologique de Bernard Bruyère ne se limite pas à ses considérables réalisations à Deir el-Médinah. Il participe aussi aux fouilles du Déversoir (1928), de Clysma-Qulzum (1930-1932, sur la demande des autorités du canal de Suez), ou d’Edfou avec une mission polonaise (1937). Ce chapitre de la vie des Bruyère prit fin avec la Deuxième Guerre mondiale. Bernard Bruyère se porte volontaire en 1939, à déjà soixante ans, mais ses services ne sont pas acceptés par le ministère des Affaires étrangères.
Une des grandes figures de l’archéologie française en Égypte
Contraint de revenir en France avec sa femme et empêché de retourner en Égypte, il participa néanmoins de 1943 à 1945 aux conférences de Jean Sainte Fare Garnot sur les religions de l’Égypte à la Sorbonne, avec les autres grands noms de l’égyptologie française, privés comme lui de leur activité : son ancien camarade de classe et collègue en archéologie thébaine Bisson de la Roque, Christiane Desroches, son beau-frère Philippe Lauer, Gustave Lefebvre, Pierre Montet, Clément Robichon, Jacques Vandier et Raymond Weill.
Après la fin de la guerre, les Bruyère peuvent retourner à Deir el-Médinah pour quelques campagnes. Mais l’heure de la retraire approche. Bernard Bruyère peut alors justifier de trente-cinq campagnes de fouilles pour l’IFAO et trente rapports ou publications archéologiques. Il poursuit cependant quelques temps son service comme chargé de mission par la direction des affaires culturelles des Affaires étrangères et le ministère de l’éducation nationale de 1953 à 1955, et publie le fruit de ses dernières campagnes à Deir el-Médinah.
Les Bruyère reviennent alors définitivement en France et s’installent naturellement à Chatou ; ils élisent domicile au 27, rue des Écoles, où Bernard Bruyère avait vécu dans sa jeunesse. Une plaque y marque aujourd’hui leur passage. Bernard Bruyère s’éteint en 1971 ; il repose désormais au cimetière de Chatou, rejoint par Françoise Bruyère depuis 1981, sous la reproduction d’une stèle funéraire de Deir el-Médinah du musée du Turin.
Tous deux reçurent de nombreux témoignages d’estime et d’affection, et notamment d’Égypte, où les archéologues comme leurs anciens voisins de la montagne thébaine honorèrent leur mémoire. Bernard Bruyère reçut notamment ce bel hommage d’un autre grand nom de l’égyptologie, Christiane Desroches-Noblecourt : « J’appris beaucoup en regardant les activités de Bernard Bruyère, archéologue exemplaire. Après dîner, il devenait un conteur inépuisable. On n’insistera jamais assez sur le personnage attachant de Bernard Bruyère, si gentilhomme, mais si discret que son souvenir a presque disparu du cercle des égyptologues ».
Heureusement, sa mémoire vit toujours à Chatou, où le Centre d’Étude en Histoire de l’Art porte son nom et entretient les affinités de la ville avec l’histoire de l’art, l’archéologie et l’égyptologie.